Durkheim e l'origine sociale della religione

Fondamentalement, Fustel de Coulanges et Robertson Smith présentaient ce-que l'on pourrait appeler une théorie structurale de la religion qui, d'après eux, découle de la nature même de la société primitive. Ce fut aussi le point de vue de Durkheim et il se proposa de montrer, en plus, les origines de la religion. On ne peut apprécier la valeur de l'oeuvre de Durkheim - le plus grand sans doute des sociologues modernes - que si l'on tient compte de deux considérations. La première, c'est que, pour lui, la religion est un fait social, c'est-à-dire objectif. Il n'exprime que mépris pour les théories qui cherchent à l'expliquer en termes de psychologie personnelle. Comment, se demande-t-il, si la religion est née d'une simple erreur, d'une illusion, d'une sorte d'hallucination, aurait-elle pu être universelle et durable et comment un vain caprice aurait-il produit les lois, la science et la morale? L'animisme, en tout cas dans ses formes les plus typiques, ne se trouve pas dans les sociétés primitives mais dans des sociétés relativement avancées comme celles de la Chine, de l'Égypte et de la Méditerranée ancienne. Quant au naturisme (l'école du mythe naturel), peut-on mieux expliquer la religion comme une maladie du langage, une confusion de métaphores, l'influence du langage sur la pensée que comme le résultat des rêves et des transes? Mis à part le fait que cette explication est aussi peu satisfaisante que l'explication animiste, il est clair que les peuples primitifs manifestent remarquablement peu d'intérêt pour les phénomènes de la nature qui nous paraissent à nous les plus impressionnants - le soleil, la lune, les montagnes, la mer, etc. - dont le rythme régulier et monotone leur paraît tout à fait ordinaire¹. Il affirme au contraire que dans le totémisme, qu'il considère comme la religion la plus élémentaire, les objets divinisés n'ont rien d'imposant et que ce sont pour la plupart d'humbles petites créatures comme des canards, des lapins, des grenouilles ou des vers, dont les qualités intrinsèques ne pouvaient certainement pas être à l'origine du sentiment religieux qu'elles inspiraient.

Il est vrai, bien sûr (et Durkheim ne l'eût pas contesté), que la religion est pensée, sentie et voulue par les individus - car la société est incapable d'exercer de telles fonctions - et de ce fait la religion est un phénomène de psychologie individuelle, un phénomène subjectif et peut être étudiée comme telle. Mais elle n'en est pas moins pour cela un phénomène social et objectif qui est indépendant de l'esprit individuel et c'est en tant que telle que le sociologue l'étudie. Trois caractéristîques lui donnent cette objectivité. D'abord, elle se transmet d'une génération à l'autre; donc si elle est individuelle, dans un sens, dans un autre elle est extérieure à l'individu, parce qu'elle existe avant sa naissance et qu'elle existera après sa mort. Il l'acquiert comme il acquiert le langage, par le fait qu'il est né dans une société déterminée. Deuxièmement, elle est générale, du moins dans une société fermée. Tout le monde a les mêmes croyances et les mêmes pratiques religieuses et ce caractère général, ou collectif, lui confère une objectivité qui la place au-dessus de l'expérience psychologique de tout individu; de tous les individus. Troisièmement, elle est obligatoire. Mises à part les sanctions positives ou négatives, le simple fait que la religion ait un caractère général signifie, toujours dans une société fermée, qu'elle est obligatoire, car même s'il n'y a pas contrainte, l'individu n'a pas le choix et doit accepter ce que tout le monde accepte, comme il accepte le langage qui lui est imposé. Fût-il même sceptique, il ne pourrait exprimer ses doutes que par rapport aux croyances que l'on professe autour de lui. S'il était né dans une société différente il aurait une série de croyances différentes, de même qu'il aurait un langage différent. On peut remarquer ici que l'intérêt que Durkheim et ses collègues manifestèrent pour les sociétés primitives venait précisément du fait que celles-ci sont, ou étaient, des communautés fermées. Les sociétés ouvertes où les croyances ne sont pas forcément transmises et où elles sont variées, par conséquent moins obligatoires, se prêtent moins bien aux interprétations sociologiques correspondant aux opinions de cette école.

L'autonomie des phénomènes religieux est le second point qu'il faut avoir présent à l'esprit. J'en ferai simplement mention car il ressort clairement de la manière dont Durkheim a traité la religion - et c'est l'objet de notre propos. Durkheim était beaucoup moins matérialiste et déterministe qu'on l'a dit. En réalité, j'aurais tendance à le considérer comme un volontariste et un idéaliste. Les fonctions de l'esprit ne peuvent exister sans les processus de l'organisme, mais cela ne veut pas dire, affirme-t-il, que les faits psychologiques puissent être réduits aux faits organiques et expliqués par eux, mais simplement qu'ils ont une base organique, exactement comme les processus organiques ont une base chimique. Les phénomènes ont leur autonomie à chaque niveau. De même, il ne peut y avoir de vie socio-culturelle sans les fonctions psychiques de l'esprit, mais les processus sociaux transcendent ces fonctions par lesquelles ils opèrent et ont une existence propre en dehors de l'esprit de l'individu. Le langage est un bon exemple du but que veut atteindre Durkheim. Le langage a un caractère traditionnel, général et obligatoire; il a une histoire, une structure et une fonction dont sont inconscients ceux qui le parlent, et bien que des individus aient contribué à sa formation, ce n'est certainement pas le produit de l'esprit d'un individu. C'est un phénomène collectif, autonome et objectif. Dans son analyse de la religion, Durkheim va plus loin. La religion est un fait social. Elle résulte de la nature même de la vie sociale, dans les sociétés les plus simples elle est liée à d'autres faits sociaux, le droit, l'économie, l'art, etc., qui se séparent d'elle par la suite pour mener leurs propres existences indépendantes. Elle est surtout le reflet du sentiment qu'a la société d'être autre chose qu'une simple collection d'individus, sentiment qui maintient sa solidarité et assure sa continuité. Cela ne veut pas dire qu'elle soit simplement un épiphénomène de la société, comme les marxistes le prétendent. Ayant acquis l'existence grâce à une action collective, la religion prend une certaine autonomie et prolifère de toutes sortes de manières qui ne s'expliquent pas par la structure sociale qui lui a donné naissance, mais par d'autres phénomènes religieux et sociaux appartenant à un système qui lui est propre.

Ces deux points étant posés, nous ne différerons pas à présenter la thèse de Durkheim. Il part de quatre idées cardinales qu'il emprunte à Robertson Smith: la religion primitive est le culte du clan et ce culte est totémique (il pensait que le totémisme et un système clanique segmentaire ne vont pas l'un sans l'autre) et le dieu du clan est le clan lui-même, divinisé; le totémisme est la forme de religion la plus élémentaire, la plus primitive et, dans ce sens, la plus originale que nous connaissions. Il voulait dire par là qu'on le trouve dans des sociétés de structure matérielle et sociale très simple et dont on peut expliquer la religion sans emprunter aucun élément à une religion antérieure. Durkheim est donc d'accord avec ceux qui voient dans le totémisme l'origine de la religion, ou tout au moins sa forme la plus ancienne: McLennan, Robertson Smith, Wundt, Frazer dans ses premières oeuvres, Jevons et Freud.

Mais sur quoi fonde-t-on cette opinion que le totémisme est un phénomène religieux? Dans ses derniers écrits, Frazer le place dans la catégorie de la magie. Pour Durkheim, la religion appartient à une catégorie plus vaste, le sacré, toutes choses, réelles ou idéales, appartenant à l'une des deux classes opposées, le profane et le sacré. Le sacré est clairement identifiable du fait qu'il est isolé et protégé par des interdictions, les choses profanes étant celles auxquelles s'appliquent ces interdictions. Il donne ici la même fonction au tabou que celle que lui donne Marett. «Les croyances religieuses sont les représentations qui expriment la nature des choses sacrées», et les rites sont «les règles de conduite qui indiquent comment on doit se comporter en présence d'objets sacrés»². Ces définitions valent pour la magie et la religion parce qu'elles sont l'une et l'autre sacrées, d'après le critère de Durkheim ; il propose donc un autre critère permettant de les distinguer. La religion est toujours un groupe, une affaire collective: il n'y a pas de religion sans église. La magie a une clientèle et non une église, les rapports du magicien et de son client sont comparables à ceux du médecin et du malade. Nous aboutissons à une définition finale de la religion: «Une religion est un système unifié de croyances et de pratiques relatives aux choses sacrées, c'est-à-dire aux choses qui sont mises à part et qui sont interdites - croyances et pratiques qui unissent dans une seule communauté morale appelée église, tous ceux qui y adhèrent»³. Dans cette définition les antécédents hébraïques de Durkheim se manifestent fortement, me semble-t-il, et de façon fort appropriée; quoi qu'il en soit, d'après son critère le totémisme peut être considéré comme une religion; il est entouré de tabous et c'est une manifestation de groupe.

Dans cette religion totémique, quel est donc l'objet que l'on révère? Ce n'est pas simplement le produit d'une imagination délirante; cet objet a une base objective. C'est le culte de quelque chose qui existe réellement, bien que ce ne soit pas ce que supposent ceux qui pratiquent ce culte. Ce que les hommes adorent dans ces représentations idéales, c'est la société elle-même ou une partie de la société. Et qu'y a-t-il de plus naturel, dit Durkheim, car une société présente tout ce qu'il faut pour apporter aux esprits la sensation du divin. Elle a sur les hommes un pouvoir absolu et leur donne en même temps le sentiment d'être sous sa constante dépendance. C'est un objet de vénération et de respect. Ainsi la religion est un système d'idées par lequel les individus se représentent la société à laquelle ils appartiennent et les rapports qu'ils ont avec elle.

_______________________________________

¹ Hocart fait remarquer, op. cit., Man, 1914, p. 99, qu'aux îles Fidji où les ouragans sont chaque année un sujet de conversation, il n'a jamais entendu dire qu'il y eût une théorie Indigène sur. cette question, ni qu'elle éveillât le moindre sentiment de crainte religieuse.
² E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. 1912.
³ Durkheim, op. cit.


E.E. Evans-Pritchard, La religion des primitives à travers les théories des anthropologues, Petite Bibliothèque Payot, 1965, pp. 41-44 (riferite all'edizione elettronica in formato pdf da me posseduta e liberamente scaricabile in rete)

Commenti