La condizione latah

[Riporto qui una recensione apparsa sulla rivista "L'Homme" di un testo sulla sindrome latah: fenomeno citato anche da De Martino nel "Mondo magico" a proposito di quelle condizioni di "perdita della presenza", tipiche di certi popoli primitivi o di gruppi umani viventi in aree civilizzate ma culturalmente marginali e affini per mentalità e fenomenologia psichica ai popoli primitivi]

Robert L. Winzeler, Latah in Southeast Asia. The history and ethnography of a culture-bound syndrome. Cambridge, Cambridge University Press, 1995, xvi + 172 p.,gloss., bibl., index, tabl., cartes (« Publications of the Society for Psychological Anthropology » 7).

Réaction vive de sursaut à une stimulation fortuite ou délibérée (généralement sonore), suivie d'une perte de maîtrise verbale et/ou gestuelle d'intensité et de durée variables, le latah a attiré dès le milieu du xixe siècle l'attention des observateurs de la Malaisie et de Java. À l'instar de l'amok, il a suscité quantité de publications, en particulier en psychiatrie transculturelle. Analysé comme une psychopathologie, il a été comparé et parfois assimilé à d'autres troubles du comportement signalés dans des sociétés géographiquement et culturellement distantes du monde malais. Ces rapprochements ont amené Hildred Geertz à s'interroger sur ce qu'elle a appelé « le paradoxe du latah ». En effet, s'il s'agit d'un syndrome particulier à une aire culturelle, comment peut-il être attesté dans des univers que tout sépare ?

C'est à cette question que Robert L. Winzeler entreprend de répondre en se livrant à la fois à une étude rigoureuse des travaux existants et à un examen approfondi du latah dans la société malaise contemporaine. Son analyse de la littérature montre la fragilité des comparaisons transculturelles due, d'une part, à l'insuffisance des données empiriques, d'autre part au manque de précision dans la définition du syndrome. Pour autoriser un parallèle avec le latah, Winzeler rappelle que plusieurs traits doivent coexister (p. 50) : le latah est identifié et nommé dans la société, il se manifeste en majorité chez les femmes, il s'accompagne de coprolalie, écholalie, échokinésie et d'obéissance automatique aux ordres. Il se trouve qu'en dehors du monde malais des manifestations tout à fait analogues sont attestées en Sibérie sous le nom de miryachit et parmi les populations aïnoues des îles Sakhalin et Hokkaido (au nord du Japon) sous le nom d'imu. L'auteur renvoie dos à dos les partisans de l'universalisme et les tenants d'une spécificité culturelle malaise réfractaire à toute comparaison.

La popularité du thème dans les publications malaisianistes s'est traduite par des observations nombreuses mais souvent incomplètes et/ou biaisées par le goût du spectaculaire. Une étude systématique restait à faire : les enquêtes de terrain auxquelles s'est livré Winzeler au Kelantan (nord-est de la péninsule malaise) et à Sarawak (nord-ouest de Bornéo) pourraient servir de modèle en la matière grâce à la qualité et à l'abondance des matériaux recueillis. Ceux-ci permettent à l'auteur d'évaluer la légitimité de l'expression « culture-bound syndrome » en recherchant ce qui, dans la société malaise, peut expliquer ou favoriser l'apparition et la perpétuation du latah.

L'enquête confirme que pour les Malais eux-mêmes il ne s'agit ni d'une maladie ni, plus généralement, d'une affliction ; aucun modèle étiologique n'est d'ailleurs proposé, aucune stratégie thérapeutique envisagée. On ne naît pas latah, on le devient à la suite d'événements particuliers. Cette disposition, propre à certains individus, reste largement latente, ne se manifestant qu'en réaction à des stimuli, donc en situation d'interaction. Ainsi s'affirme la dimension relationnelle dans la perception de la personne et la définition du phénomène lui-même. Winzeler souligne que loin de susciter la compassion ou la réprobation de l'entourage, les réactions qu'il provoque sont source d'amusement ; aussi sont-elles souvent provoquées. La violation des règles de réserve verbale et/ou gestuelle induite chez le sujet, due à une perte de contrôle, donc de conscience, comme dans la possession, le dégage de toute responsabilité. Le latah n'est pas une déviance individuelle mais un acte, socialement recherché et assumé, sinon de création, du moins d'expression collective : d'un point de vue « émique » on ne peut parler de syndrome.

Tout en localisant son travail de terrain dans le monde malais, Winzeler adopte un point de vue comparatiste, incluant parmi ses interlocuteurs des représentants de populations non malaises (thaï, cam et chinoise au Kelantan, bidayuh, iban, melanau à Sarawak) en contact plus ou moins direct avec la culture dominante : bien qu'il s'enracine dans la société malaise, le latah est susceptible d'extension par un processus de contagion. Compte tenu de l'hétérogénéité des groupes concernés en termes de religion, de langue ou d'organisation sociale, on ne saurait affirmer que l'incidence du latah soit tributaire de ces paramètres. C'est donc dans d'autres dimensions de ces sociétés que Winzeler cherche les dénominateurs communs propices au latah. Celui-ci est répandu dans des populations Où les états de perte de conscience (transe, possession) font partie intégrante de la culture. Il suppose dans la conception de la personne la notion de perméabilité à des stimuli et à des modèles. Il va aussi de pair avec des rapports sociaux où l'expression des émotions est très contenue et limitée au contexte rituel. Le fait qu'il concerne surtout les femmes, et en particulier les femmes d'âge mûr, amène l'auteur à considérer leur place dans les communautés étudiées : les femmes ménopausées sont moins astreintes aux normes de réserve et de pudeur que leurs cadettes, les femmes latah jouissant quant à elles d'une totale licence verbale. Dans le même temps, les femmes de quarante ans et plus restent sujettes à une discrimination de genre — s' agissant des relations conjugales, de la sécurité économique, etc. — qui les rend vulnérables. La latah serait en partie le fruit de cette inégalité et l'expression de cette fragilité, inégalité et fragilité plus marquées dans les couches inférieures de la société où il est surtout répandu.

Au terme de cette étude, la latah fait sens avec les représentations et les pratiques de la société malaise, mais on comprend moins bien comment il a pu s'étendre. Je crains que le paradoxe demeure, bien qu'à une échelle moindre : comment expliquer que le phénomène reste le même quand on passe des Malais à d'autres ethnies ? S'il est lié à sa culture d'origine, comment comprendre que des cultures voisines, parfois fort différentes, y soient réceptives ?

Malgré les questions qu'il laisse en suspens, cet ouvrage possède tant par sa méthode que par son contenu les qualités d'un texte de référence pour les ethnologues du monde malais et de l'Asie du Sud-Est. Il constitue aussi une contribution précieuse de l'anthropologie à un domaine — l'expression et le modelage des émotions — encore dominé par la psychologie ou la psychiatrie transculturelles : projetant une perspective « étique » sur des pratiques parfois mal connues, ces disciplines tendent à imposer leur acception de notions essentielles concernant le social et l'individuel, le normal et le pathologique...


Josiane Massard- Vincent
LASEMA-CNRS, UPR 297, Paris

L'Homme, 1996, tome 36 n°140. pp. 164-166 ;
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1996_num_36_140_370186

Commenti